dimanche 27 avril 2008

J'irai cracher sur vos tombes

Je garde un vague souvenir de la lecture de ce roman de Boris Vian qui, comme la plupart de ses oeuvres, fit scandale au moment de sa publication et plus tard encore. J'avais dix-huit ou dix-neuf ans, j'étais un garçon sage, encore trop sage ; une collègue de travail, jeune fille iconoclaste et rebelle qui déployait de grands efforts pour s'émanciper de la morale bourgeoise qui avait dominé son éducation, m'en avait suggéré la lecture, comme elle m'avait conseillé la lecture du marquis de Sade et m'avait offert un exemplaire de L'amant de Lady Chatterly. Il y avait sans doute de sa part la volonté de pervertir le garçon qu'elle trouvait séduisant mais un peu trop sage, qui était l'objet de l'attention de bien d'autres jeunes filles et qui ne savait pas encore qu'il se laisserait plus facilement convaincre par de charmants garçons... Ce genre de lecture ne m'émoustillait pas spécialement et, si mon enfance et mon adolescence avaient baigné dans le catholicisme, je me sentais capable de prendre mes distances et de m'émanciper sans devoir incendier la maison ni choquer les bourgeois.

Plus tard, ma curiosité a été piquée plutôt par la vie pas banale de Boris Vian que par ses oeuvres. J'ai aimé certaines de ses chansons ; « Le déserteur »*, que Mouloudji a d'abord interprétée sur scène au moment de sa création, qui a été reprise et enregistrée par plusieurs grands interprètes, me touche encore beaucoup. Je me suis parfois amusé à chantonner une autre de ses compositions : « J'suis snob ».

Lors de mon dernier séjour à Paris, j'ai eu plusieurs fois l'occasion d'aller rejoindre ou chercher l'un de mes amis, Cité Véron, charmante impasse où Boris Vian avait été voisin de Jacques Prévert, derrière le Moulin Rouge...



Jusqu'à l'âge de vingt ans, je ne connaissais pas grand-chose de Jean-Paul Sartre, sauf qu'il était l'un des philosophes modernes, existentialiste et intellectuel engagé. Ce n'est que lorsque je suis venu, par hasard, habiter en face de chez sa mère, boulevard Raspail, et que je le croisais dans la rue que je me suis mis, sans enthousiasme, à lire quelques-uns de ses romans, ne serait-ce que pour avoir quelque chose à lui dire si jamais il me prenait envie de lui adresser la parole. Puis j'ai aimé quelques-unes de ses déclarations qui visaient à faire réagir le pouvoir politique. Quand j'ai lu dans les Mémoires d'une jeune fille rangée que Sartre, en visite sur le Grand Bé de Saint-Malo, voulut amuser la jeune bourgeoise de Montparnasse en allant pisser sur la tombe de Chateaubriand, cela ne m'amusa pas du tout. Pas seulement parce que j'avais plus d'admiration pour Chateaubriand que pour l'intellectuel hyperactif, mais parce qu'une tombe c'est le lieu du repos d'un être qui a cessé de vivre et qui ne peut plus répliquer. Que l'on critique ses idées, que l'on démolisse son oeuvre, cela fait partie du jeu intellectuel, mais on doit à la dépouille et à la tombe d'un mort le plus grand des respects.


Il y a quelques jours, plus précisément dans la nuit de jeudi à vendredi, quelqu'un a profané le caveau de famille de l'ancien premier ministre canadien Pierre Elliott Trudeau en y laissant quelques graffitis à la peinture noire.

J'ai eu, à une certaine époque, beaucoup d'admiration pour cet homme qui incitait les Canadiens à sortir de leur gris conformisme, de l'ennui mortel qu'ils distillaient, à lire Platon, Montesquieu, André Gide, Emmanuel Mounier... Le playboy insolent devenu d'abord ministre de la Justice fit adopter un bill omnibus qui permettait, entre autres, de décriminaliser l'avortement et l'homosexualité. Certaines mauvaises langues affirmèrent qu'il ménageait ainsi ses arrières, mais son audace politique assura tout de même sa notoriété et suscita quelques mois plus tard une véritable « trudeaumanie ».

En 1970, cet homme que l'on présente toujours comme un grand défenseur des droits et libertés décréta la loi martiale, qui suspendait les droits et libertés de tous les Canadiens (bien que, concrètement, la Loi sur les mesures de guerre ne s'appliquait qu'au Québec). Ce grand pacifiste épris d'humanisme, qui a sans doute plus d'une fois fumé le « joint de paix », n'hésita pas à envoyer au Québec l'armée canadienne pour y faire respecter la loi et l'ordre. Ce qui fit dire à Jean-Paul Sartre que c'était là une reconnaissance implicite de la souveraineté du Québec puisqu'un pays souverain ne peut déclarer la guerre qu'à un autre pays souverain (ah, si seulement les ratiocinations des philosophes avaient des applications concrètes !).

Les années ont passé et l'intellectuel individualiste a dû, pour se maintenir au pouvoir, faire des concessions aux conventions, s'assagir, se ranger : il s'est marié, dit-on, pour faire taire les mauvaises langues, et l'intellectuel déçu du manque d'envergure de ses concitoyens devint un politicien comme un autre faisant les choses à sa façon. Cela ne l'empêcha pas de faire, dans les cérémonies les plus officielles, des pirouettes dans le dos de la reine du Royaume-Uni et du Canada.

Son narcissisme et son orgueil démesuré, plaqués sur un fond de timidité et nourris par ses habitudes de jeune homme détestable, faisaient de ce brillant élève des jésuites un adversaire redoutable dans les joutes oratoires.

Son entêtement à vouloir rapatrier et amender coûte que coûte la Constitution canadienne conservée jusque-là à Londres réussit à isoler complètement le Québec. La Constitution fut bel et bien rapatriée et amendée, mais le Québec ne l'a jamais ratifiée : théoriquement, Pierre Elliott Trudeau a fait du Québec un État souverain. Étrangement, ce Québec qui n'a jamais accepté la Constitution canadienne et qui, je l'espère, ne l'acceptera jamais, ne peut plus rien faire sans que la Cour Suprême, dont les juges sont nommés par le premier ministre canadien, vienne déclarer inconstitutionnelles les lois adoptées par le Québec pour protéger sa langue et sa culture. La nouvelle Constitution canadienne fait des Québécois, peuple fondateur de ce grand pays dont le nom désignait autrefois la ville et la région de Québec, un groupe ethnique comme les autres, comme les Ukrainiens de l'Alberta, comme les Pakistanais de Toronto. N'importe quel individu peut, au nom de la Charte canadienne, faire juger invalides les lois du Québec. Les droits de n'importe quel individu, citoyen de longue date ou nouvel arrivant, ont préséance sur les droits d'un peuple, d'une nation, d'un État.

En raison de ce coup de force constitutionnel que Trudeau et son garde-chiourme d'alors, Jean Chrétien, ont mené et réussi contre le Québec. En raison de son mépris envers la culture et la langue des Québécois, en raison de son héritage politique désastreux, j'éprouve depuis plus de vingt ans le plus grand mépris pour Pierre Elliott Trudeau. Je ne suis pas le seul ; j'ai moi-même été étonné d'entendre de la bouche de personnes qui ne s'occupent pas de politique des paroles très dures envers Pierre Elliott Trudeau. Nombreux sont les Québécois qui retiennent de cet homme le mépris qu'il a toujours eu pour eux, qu'il appelait « ces gens-là » pour ne pas les nommer. Nombreux sont ceux qui se souviennent que l'intellectuel arrogant, né d'un père « canadien français » et d'une mère écossaise, plus souvent Elliott que Trudeau, indépendant de fortune grâce à son père, devenu premier ministre du Canada, ne ratait jamais une occasion de cracher sur les Québécois.

Même si je suis de ces Québécois qu'il a méprisés et que je reste de ceux dont le mépris à son égard ne s'atténue pas avec le temps, même si la devise des Québécois est « Je me souviens » (espérons qu'elle se conjugue aussi au futur), je ne me permettrais pas d'aller cracher sur la tombe de l'ancien premier ministre canadien. L'homme a vieilli et, tant qu'il a été lucide, il n'a jamais exprimé le moindre regret pour ce qu'il a fait subir au Québec. Le père tardif a connu de grandes épreuves, notamment par la mort de l'un de ses fils, emporté à vingt ans par une avalanche alors qu'il faisait du ski. La maladie de Parkinson est venue lui rappeler une fois encore que la mort attend tout le monde, un jour ou l'autre. Tout vieillard mérite un minimum de respect et de sympathie.

En raison de ce respect dû au tombeau de tout homme, quelles que soient ses idées ou ses actions, je considère comme inacceptable le geste de ces minables vandales qui ont profané vendredi dernier la tombe de l'ancien premier ministre canadien.

* Boris Vian, « Le déserteur » :

15 commentaires:

V à l'Ouest a dit…

Des minables, tu as raison. De pauvres types qui seraient sans doute horrifiés qu'on en fasse autant sur la tombe de leurs parents ou de leurs proches. Cela doit être un sport à la mode puisqu'en France aussi ça n'arrête pas en ce moment: des tombes chrétiennes récemment, mais beaucoup plus souvent des tombes de juifs, actes perpétrés par des groupes néo-nazis.
J'aime aussi énormément "le déserteur".

Dr. CaSo a dit…

J'espérais bien que tu allais parler de cette triste histoire pour que je la comprenne mieux :) Merci pour moi et pour Trudeau!

Jérôme_Mtl a dit…

Je tiens à ajouter quelques corrections:

La plupart des livres de Boris Vian sont loin d'avoir fait scandale à l'époque, bien au contraire, ses livres ne se vendaient pas vraiment et sortaient dans un quasi-anonymat, la reconnaissance littéraire est venue plus tard.

Le cas de "J'irais cracher sur vos tombes" est différent à cause de l'utilisation du pseudonyme Vernon Sullivan qui se voulait un vrai écrivain américain de polar, et qui fit toute une contreverse. En plus, les romans de Vernon Sullivan sont les livres de Vian qui se sont le plus vendu, à son plus grand désarroi.

Et pour en finir avec l'image de gentil pacifiste de Vian, la première version du déserteur contenait le couplet suivant :

Si vous me poursuivez,
prévenez vos gendarmes
Que je tiendrai une arme
Et que je sais tirer

Et Vian était un amateur d'arme à feu.

Il reste que c'est un grand écrivain et un homme que j'admire beaucoup.

LUX a dit…

Alcib, je partage totalement ta colère et ton indignation face au mépris et aux bassesses politiques de Trudeau et des libéraux fédéraux [Marchand, Chrétien, Martin, Coderre...)
Je pense aussi qu'il est stupide et stérile d'aller polluer son tombeau. C'est un geste qui dénote une impuissance à s'exprimer de façon mature et articulée.

La meilleure façon de se venger de Trudeau serait de voter massivement pour l'idépendance du Québec afin qu'on devienne vraiment "quelque chose comme une grande nation" et non un petit peuple comme Trudeau l'a toujours fait sentir.
À bon entendeur salut!

LUX a dit…

P.S. Ton texte est touchant et très enrichissant. Je dois t'avouer qu'il m'arrive régulièrement d'être envieux de la pertinence de tes propos et de ta qualité d'écriture dans tes billets. Pas surprenant que tu sois si en demande pour des projets de rédaction.

Alcib a dit…

Lux : je suis tout à fait d'accord avec toi. Puisque Trudeau a fait en sorte, lors du rapatriement illégitime de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, qu'aucun amendement constitutionnel ne soit possible sans l'accord unanime de toutes les provinces du Canada et du gouvernement canadien (aussi bien dire : impossible), la seule solution pour le Québec de reconquérir ses pouvoirs politiques, c'est de déclarer, unilatéralement s'il le faut (je ne suis ici le porte-parole d'aucun parti) sa souveraineté.

Je te ferai une confidence qui ne devrait pas être une surprise : quand j'écris de tels billets, à forte connotation politique, pour m'assurer de ne pas aller trop loin, je me demande ce que tu penserais de tel argument ou de telle formulation de ma pensée. La plupart du temps, si je pense que tu risques de ne pas approuver, je retiens mes propos parce que j'ai confiance en ta grande sagesse.

Quant à la qualité d'écriture, je te remercie du compliment : sans considérer ces billets comme des créations littéraire dont je soignerais la forme, j'essaie néanmoins d'exprimer le plus précisément possible ma pensée. Je dois dire aussi que la qualité d'écriture me semble un respect minimal envers les lecteurs de qualité. Merci de ta fidélité.

LUX a dit…

Seigneur que dis-tu là:
« si je pense que tu risques de ne pas approuver, je retiens mes propos parce que j'ai confiance en ta grande sagesse.»
Quelle horreur! Et moi qui fais de même et me retiens à deux bras à chaque fois que tu "commets" tes billets à saveur politique.
Pour être vraiment honnête Alcib, je suis d'une humeur hargneuse et vindicative quand il s'agit de politique nationale et, dans ma tête, je jure comme un charretier aussitôt qu'une personne vante les vertus du fédéralisme. Je suis aussi en colère et profondément déçu de nous québécois. On se fait tondre à la peau et on oublie!
Tes textes allument la mèche mais le ton que tu emploies me calme un peu.
Ce que j'apprécie de ton style d'écriture, c'est que tout en étant de qualité, il demeure incisif et percutant. Comme quoi, on peut très bien écrire et frapper fort.

Alcib a dit…

Lux : La politesse, la courtoisie sont-elles autre chose que cette considération que nous avons les uns pour les autres ? N'est-ce pas là la base du savoir-vivre en société ?

Quant au ton et au style, je te remercie encore une fois du compliment. Je crois que, dans ce genre de textes, il faut de temps à autre que l'émotion de départ soit assez forte et soutenue pour aller jusqu'au bout de la rédaction. L'attention accordée à la formulation et au choix des mots tempère parfois la force de l'indignation exprimée. Dans d'autres cas, c'est le jeu des associations d'idées et de mots qui m'amuse...

LUX a dit…

Vivre en société, c'est une expérience de générosité et d'humilité. En effet, les autres humains ont aussi leur valeur et leur intelligence. Quoique certains jours, on peut en douter.
Ton observation sur l'intensité de l'émotion comme moteur de rédaction est pertinente. Pour la tempérance par contre, je trouve que la fluidité et la précision de ton écriture accentuent le mordant de ton propos; en étant soutenue par le terme adéquat, l'émotion augmente d'intensité, stimulée par une jouissance esthétique. Alors, comme lecteur, ma satisfaction est plus, plus... énormissive.
Dis donc Alcib, on dirait que tu as plus de temps à ta disponibilité :) Tant mieux pour nous.

Alcib a dit…

Lux : merci encore. C'est trop de compliments ;o)
Quant au temps disponible, je le prends sur celui que je devrais consacrer à d'autres activités. J'ai momentanément modifié mes priorités en essayant d'abord de savoir ce qui me faisait plaisir et, ensuite, en essayant de m'octroyer le plus souvent et le plus longtemps possibles ces plaisirs.
J'ai eu, ces dernières semaines, du temps libre si du temps perdu ou mal employé peut être du temps libre, sans toutefois avoir de disponibilité d'esprit. J'ai déjà été très occupé en restant disponible ; c'est intéressant. Ce qui l'est moins, c'est d'être plus préoccupé qu'occupé et, par conséquent, être moins disponible.

nicole a dit…

Tout à fait d'accord du début à la fin. Ce billet est intelligent, juste et touchant. Bravo !

Alcib a dit…

Nicole : merci, c'est vraiment très gentil.
Ce commentaire me rappelle que je ne suis pas passé chez vous depuis un bon moment, comme j'ai négligé pas mal de blogues amis ces dernières semaines

Danaée a dit…

Comme je suis d'accord avec toi! Il y a des choses qui sont sacrées. Peu importe notre allégeance.

Ton texte est fort pertinent. Pierre Elliott Trudeau paraît plus grand que nature, sous ta plume!

Danaée a dit…

Si je peux me permettre cette observation... Je remarque souvent en lisant des graffitis l'orthographe massacrés des jeunes vandales.

Finalement, ils finissent par saper leurs efforts de visibilité.

Beo a dit…

Moi aussi j'ai été choquée par cette profanation.

C'est tellement nul... surtout que c'est le caveau familial!!! Pas que P.E. Trudeau qui est là!

Pour le reste: je rejoins les commentaires précédents. Déjà que je suis très en retard dans mes lectures ;)